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La mer d'Aral est de retour Article paru dans Le Monde, le 13.07.07
L'eau bat mollement la digue de sable. Elle s'étend à perte de vue sous les nuages qui parcourent le ciel bleu. Une yourte est posée sur la plage, un canot silencieux est amarré. Tout est calme. Mais ce paysage serein est extraordinaire : ici, voici trois ans, le voyageur n'aurait vu que des broussailles sous le soleil. Il aurait contemplé une ancienne mer devenue désert, le lieu d'une des plus grandes catastrophes écologiques du XXe siècle, le symbole de la folie humaine. Mais l'eau revient, démontrant que le pire, s'il est sûr, n'est pas forcément éternel.
Pour prendre la mesure du désastre, il faut aller ailleurs, à Dzhambul, où l'on peut observer ce qui pourrait être des vaisseaux fantômes posés sur la steppe. Mais les carcasses rouillées sont bien réelles, et une étrange mélancolie se dégage des cargos échoués près desquels paissent des chameaux à l'air digne. L'image a beau avoir été vue mille fois, les bateaux abandonnés de la mer d'Aral n'en sont pas moins saisissants.
On pénètre dans les cales qu'éclairent en claire-voie les fissures du plafond, on parcourt les longues poutrelles d'acier qui portaient autrefois les paniers de poissons et les balles de coton, on explore comme un gosse les coursives silencieuses jonchées de débris. Sur le pont supérieur, la proue effilée semble encore tailler sa route dans les flots tandis que, derrière, les touffes d'herbe miment une écume impétueuse. Plus loin, un autre navire oublié gîte comme s'il luttait contre la tempête en remontant la vague. Mais sous le soleil déclinant, ce ne sont pas des mouettes ou des goélands qui piaillent sur sa carcasse, mais des pigeons qui ressemblent plume pour plume à leurs cousins parisiens.
Tout a été si vite : un des six bateaux qui reposent encore dans la baie de Dzhambul porte le nom d'Alexei Leonov, le premier cosmonaute à avoir marché dans l'espace, en 1965. Il n'aura navigué que quelques années avant que le retrait de l'eau l'ancre définitivement ici, en 1979.
Or voici que la mer revit. A l'est, les pêcheurs ont recommencé à lancer leurs filets. Dans les villages avoisinants, les maisons se construisent, les antennes de télévision hérissent les toits, les écoles rouvrent.
L'âme de ce renouveau pourrait être Zhannat Makhambetova, une jeune femme énergique et toujours prête à rire qui porte la parole de l'association de pêcheurs Aral Tenesi (la Mer d'Aral). « Ma mère est née sur un de ces cargos, au printemps 1943, raconte-t-elle. C'était la guerre, et les hommes étaient partis au front. Les femmes les remplaçaient à la pêche, et ma grand-mère était en mer quand elle a dû accoucher. »
A l'époque, Aral était la quatrième plus grande étendue d'eau intérieure du monde et couvrait 66 000 km2. De petits cargos la parcouraient, transportant le coton d'Ouzbekistan ou le fruit de la pêche des barques environnantes vers le port d'Aralsk, au nord, d'où le chemin de fer les emportait vers Moscou. La région contribuait largement à l'effort soviétique, envoyant, entre 1941 et 1945, ses hommes et 50 000 tonnes de poissons. En 1921, déjà, elle avait expédié des wagons de nourriture à la jeune révolution, ce dont Lénine l'avait remerciée par une lettre gravée maintenant dans le parc d'Aralsk.
Mais l'Union des soviets n'a guère été reconnaissante envers les riverains de la mer posée comme une île dans la steppe immense, entre le Kazakhstan et l'Ouzbekistan. A partir des années 1950, elle a lancé un plan d'irrigation des plaines longeant le Syr Daria et l'Amou Daria, les deux grands fleuves alimentant la mer, l'un au nord, à travers le Kazakhstan, l'autre au sud, à travers l'Ouzbekistan. Les cultures du coton et du riz se sont développées sur ces étendues désolées dont une région s'appelait auparavant la « steppe de la faim ». Privée de la plus grande partie de son approvisionnement en eau, la mer a commencé à se retirer.
« Quand j'étais petite, poursuit Zhannat, née en 1968 à Aralsk, mon père m'emmenait à la plage : il buvait de la bière, je nageais. C'était des moments merveilleux. Et puis, plus je grandissais, plus il fallait aller loin pour atteindre la plage. A l'école, on a commencé à comprendre que la mer se contractait. Mais elle se retirait si naturellement qu'on ne se demandait même pas pourquoi. C'était l'époque du communisme, «Tout va dans la bonne direction, il ne faut pas se poser de question» était l'idée dominante. »
Le port animé d'Aralsk a perdu son eau dans les années 1970. La pêche, moteur économique de la région, s'est progressivement éteinte. La mer s'est scindée en deux parties, et a vu sa superficie divisée par trois. Une grande sécheresse, entre 1975 et 1985 a aggravé la situation. Aujourd'hui, les fleuves apportent moins de 10 milliards de mètres cubes à la mer contre 60 autrefois.
La population a commencé à émigrer. « Les pêcheurs sont allés travailler dans d'autres régions, avec ou sans leur famille, dit Shomen Andizbaev, un pêcheur de Karateren, un village posé sur une éminence qui était autrefois la rive. Quand j'ai eu 10 ans, en 1977, mon père est parti sur le lac Balkach, à l'est du pays. Mais il a refusé que sa famille quitte le lieu où ses ancêtres avaient vécu. »
La catastrophe était évidente. Le président du Kazakhstan a alerté l'ONU dès 1992. L'idée est née qu'une digue entre les deux bassins améliorerait la situation en empêchant l'eau apportée par le Syr Daria de se perdre dans le sud. « Les travaux ont commencé, dit Kudaibergen Sarzhan, ancien ministre de la pêche du Kazakhstan, mais avec l'implosion de l'URSS en 1991, ils ont été suspendus, faute d'argent. »
La digue de sable est relancée et achevée en 1996. Surprise : le niveau de la mer remonte, la pêche peut reprendre. « Pour construire cette digue, tout le monde a donné 1 % de son revenu, dit Zhannat Makhambetova. Cela a changé les choses : on a recommencé à croire qu'il y avait un aven ir. » En 1999, lors d'une tempête, la digue s'écroule.
Mais le fatalisme n'est plus de mise. Le gouvernement kazakh passe un accord avec la Banque mondiale, qui alloue un crédit de 85 millions de dollars. Une digue mieux étayée est reconstruite, divers ouvrages de régulation en amont permettent de faire couler plus d'eau dans le Syr Daria, un projet pour rendre plus efficace l'irrigation est lancé. La digue de Kok-Aral et ses ouvrages entrent en service en août 2005. Le remplissage de la mer du nord se fait en six mois, beaucoup plus rapidement que ce qu'avaient calculé les experts. Et, alors que la pêche était tombée à presque rien dans les années 1990, les pêcheurs attrapent en 2006 près de 2 000 tonnes de limandes, daurades, barbeaux, etc.
« Les différents travaux ont permis d'ajouter environ 1,3 milliard de mètres cubes aux quelque 3 milliards qu'apportait le Syr Daria », dit Joop Stoutjesdijk, qui coordonne l'intervention de la Banque mondiale. On prépare maintenant la deuxième phase du projet : une nouvelle digue pour le bassin d'Aralsk et des travaux augmentant encore le débit du Syr Daria. Si tout va bien, Aralsk redeviendra un port en 2011. Et à Dzhambul, les chameaux laisseront place à l'eau. Peut-être verra-t-on les cargos se remettre à flotter et à naviguer. Démontrant qu'une catastrophe écologique n'est pas forcément définitive, si l'on veut inverser le cours des choses.
Hervé Kempf